L’esprit critique se construit à tout âge !
Essentiel à tout individu pour se forger une opinion personnelle, l’esprit critique se travaille dès l’enfance. C’est pourquoi, il est un élément-clé de l’instruction à l’école, collège ou lycée, où les élèves apprennent entre autres à débattre ou à distinguer l’info de l’intox.
-
Mai 2016, la France élit son nouveau président de la République. Pendant plusieurs mois, des dizaines de journalistes suivent au plus près la campagne présidentielle et tous ses rebondissements. La classe de 1re filière Abibac du lycée Nelson Mandela à Nantes était elle aussi sur le qui-vive, au même titre que des David Pujadas ou des Laurence Ferrari. Sous l’impulsion de leur professeure d’histoire-géograhie, Anne Pedron-Moinard, les élèves se sont en effet glissés dans la peau de journalistes et ont monté un média web, le JournAlternatif. « Toutes les semaines, en atelier, on recréait une véritable rédaction de presse pour alimenter un blog. Les élèves étaient répartis en quatre pôles : article de presse écrite, audiovisuel, desk et éditorial c’est-à-dire gestion du site et mise en forme des articles. Pendant les conférences de rédaction, on fixait les grands sujets, ce qui forcément donnait lieu à des débats », décrit Anne Pedron-Moinard.
A travers cette approche approfondie du métier de journaliste, l’enjeu est certes de faire de l’éducation aux médias, mais aussi d’aiguiser l’esprit critique des élèves. « Les recherches effectuées pour préparer les articles les ont obligés à se positionner, à comprendre quels étaient les enjeux de chaque candidat, ajoute l’enseignante. Les débats en conférence de rédaction, sur la façon dont on « angle » un sujet ou sur le choix même des mots, ont été intenses. Mais grâce à ces échanges, beaucoup ont pu se construire une vision claire du paysage politique français et des médias. Ils ont aussi acquis la capacité d’argumenter un point de vue. »
Se construire un esprit autonome et, par conséquent, critique, est devenu une ambition majeure de l’Education nationale. L’enjeu n’est pas nouveau, mais il prend de l’ampleur. Face à une société qui surconsomme l’information, il devient nécessaire de transmettre aux élèves des concepts fondés sur la raison critique et des compétences de structuration de la pensée. En apprenant à décrypter une publication, un discours ou des images, ils se construisent un esprit éclairé. Ils acquièrent une certaine forme de recul, qui permet à chacun de réfléchir par lui-même au monde et à sa propre place dans la société.
Vers une approche pluridisciplinaire
Le plus souvent, l’esprit critique est abordé dans deux enseignements : l’EMI (Education aux médias et à l’information), qui propose une lecture distanciée des contenus et des formes médiatiques, et l’EMC (Education morale et civique), qui s’appuie sur des méthodes et des pratiques pédagogiques spécifiques, de nature à faire travailler l’esprit critique : débats, discussion philosophique, position de dilemme moral, conseil d’élèves… Mais la clé de la réussite à un bon développement de l’esprit critique, c’est de le travailler de manière pluridisciplinaire. En la plaçant au centre de nombreux programmes d’enseignement, la construction de l’esprit critique ne relève pas d’un champ particulier du savoir, mais devient l’affaire de toutes les disciplines.
« L’esprit critique, c’est une attitude, un ensemble de compétences, qu’on peut retrouver de manière diffuse dans les programmes disciplinaires, commente Nicolas Rocher, Inspecteur Pédagogique Régional (IPR) en charge des questions numériques de l’académie de Clermont-Ferrand. Par exemple, en histoire-géographie où de nombreux événements marquants sont enseignés, il est fréquent de les associer à divers documents (une œuvre d’art, un discours, un extrait de film…) et de mettre les élèves en situation d’analyse. Cette approche est également possible dans les sciences. En plaçant les élèves face à une controverse scientifique (par exemple, les énergies renouvelables sont-elles une bonne ou une mauvaise chose ?), ils seront amenés à faire le tri entre les opinions de différents acteurs (les écologistes versus les réfractaires aux éoliennes). Dans les matrices de chaque programme, il y a une partie plus ou moins explicite réservée à l’esprit critique. Parfois, on l’appellera tel quel, parfois il sera nommé “jugement” ou “analyse de document”».
D’après l’expert, l’esprit critique se construit sur quatre piliers. Le premier : s’informer, c’est-à-dire comprendre avant de juger, connaître les médias et savoir ce qu’ils peuvent apporter. Il faut alors privilégier l’enseignement de plusieurs formes de médias pour pouvoir les comparer. Autre pilier, évaluer l’information : en chercher la source, réfléchir à comment elle est construite. Pour l’élève, il s’agit de se poser une série de questions : « qui parle ? », « comment parle-t-il ? », « quel est le langage utilisé ? », etc. Ensuite, il s’agit de distinguer les faits et les interprétations, l’événement du discours. En confrontant les interprétations, l’élève prend conscience de la nécessité d’un pluralisme dans les débats. Enfin, dernier axe, il doit évaluer les interprétations pour distinguer notamment les hypothèses, les opinions ou les jugements. « Enfin, il faut que les élèves soient capables d’argumenter autour de ça, c’est-à-dire de restituer ces informations, en entendant les points de vue qui ne sont pas les leurs », ajoute Nicolas Rocher.
Avec un esprit critique affûté, les élèves deviennent capables de se placer dans une logique d’ouverture et d’échange raisonné. Ils ne réfléchissent pas selon une croyance ou une invective, mais sur la base de démonstrations.
Une construction en partenariat
L’esprit critique est donc un système qui se construit brique par brique, qui évolue en même temps que la maturité de l’enfant. C’est pourquoi, cet enseignement peut parfois être vécu comme une transformation surprenante pour les parents. Le rôle de ces derniers sera alors d’adopter une forme de compréhension vis-à-vis de la nouvelle autonomie de leurs enfants. « Le rôle des parents dans le développement de l’esprit critique est essentiel, car il nourrit la curiosité, qui est la base de tout. Les parents doivent être en mesure de dire à leur enfant “tu as le droit de t’exprimer, de ne pas être d’accord, mais il faut dire pourquoi”, sans pour autant tomber dans l’émancipation totale de l’enfant. S’il y a une telle volonté d’émancipation, elle doit avant tout être enseignée, et c’est un travail conjoint entre l’école et la famille », commente Anne Pedron-Moinard.
Une action mutuelle entre l’enseignement et les parents, donc, que plébiscite également Nicolas Rocher. « Il serait illusoire pour les parents de dire que l’esprit critique est le domaine unique de l’école. Dans leur sphère privée, les enfants sont hyperconnectés et consommateurs d’informations. Le travail doit alors se faire en articulation entre cette sphère privée (les parents) et le public (l’école). Il ne faut pas se renvoyer la balle : les parents doivent eux aussi être responsables et s’investir là-dedans, de la même manière qu’ils leur apprennent à traverser une rue ou à être poli avec les gens » affirme-t-il. Un exposé à préparer ? Aux parents de s’assurer, par exemple, que les moteurs de recherche qu’utiliseront leurs enfants ne renverront pas sur des pages commerciales ou ambiguës. Garder un rôle de superviseur ou d’alerteur permet d’accompagner l’enfant dans sa compréhension du monde. Pour Nicolas Rocher, en s’investissant dans ce domaine, « les parents agissent en respect d’une dimension civique et citoyenne ».
-
__________
INTERVIEW
Gabrielle Zimmermann, co-auteure du guide « Esprit scientifique, esprit critique, des outils pour apprendre à raisonner du CP à la 6e »
Pourquoi l’esprit critique est-il un enjeu majeur de l’enseignement ?
L’esprit critique a toujours été important pour les humains, pour pouvoir aborder le monde qui les entoure. Aujourd’hui, ce besoin est encore plus fort à cause du bain d’information dans lequel nous vivons tous, y compris les enfants. Que ce soit par la télévision ou par internet, l’information circule de partout. Parfois, elle nous est même apportée par des gens en qui nous avons confiance, mais qui peuvent aussi se tromper. Ce n’est pas forcément malintentionné. L’esprit critique va donc consister à soupeser l’information, avant de décider si elle nous semble fiable, ou pas..
Avec ce guide, l’approche se fait par les sciences, pourquoi ?
La fondation La Main à la Pâte, avec laquelle je collabore, propose de développer l’esprit critique par la science. Les enfants sont invités à transférer les différents outils scientifiques d’observation, de recherche ou d’explication dans leurs problématiques du quotidien. Les différentes séances du guide « Esprit Scientifique, esprit critique » leur montrent comment les sciences sont la pratique experte de ce qu’ils font tous les jours. Tout va reposer sur le questionnement de l’élève : c’est une recherche active.
-
__________
ZOOM
Quand les élèves de Rose-Marie Farinella démêlent le vrai du faux…
Ancienne journaliste, Rose-Marie Farinella puise dans son expérience passée pour sensibiliser une classe de CM2, de l’école de Taninges en Haute-Savoie, aux fausses informations. « J’ai construit un scénario pédagogique sur trois axes : comprendre ce qu’est une vraie information, définir ce qu’est une fausse information et savoir utiliser Internet et les réseaux sociaux, qui peuvent être des contenus fantastiques et créatifs, à condition de savoir rester vigilants », détaille Rose-Marie Farinella. Interventions de 
journalistes professionnels, improvisations entre les élèves, analyse des gros titres de la presse, création d’un journal parodique (voir visuel ci-contre)… L’enseignante et les élèves analysent les médias dans les moindres détails. Non seulement les élèves aiguisent leur esprit critique, mais la démarche de Rose-Marie Farinella les aide à devenir de bons cybercitoyens, en faisant barrage aux idées haineuses, racistes ou complotistes. La mission accomplie, ils reçoivent un diplôme d’« apprenti hoaxbuster », lors d’une cérémonie où chacun prête serment sur la souris de l’ordinateur : « Avant de partager ou d’utiliser une information, toujours je la vérifierai ».
-
__________
POINT DE VUE
Nicolas Rose, professeur d’histoire-géographie et d’EMC au collège Jacques Prévert de Chambly (60)
« Il y a deux ans, pour des élèves de 4e, j’ai mis en place un projet de web radio, avec l’aide de la commune de Chambly (voir photo ci-contre). Les élèves y ont vu l’opportunité d’aborder les sujets de la culture jeune. En tant que professeur, mon objectif était de les inciter à aller chercher l’information, mais de surtout vérifier leurs sources et de croiser les différents éléments… En plus de la web radio, les élèves 
doivent préparer leur sujet pour une édition papier : ils apprennent ainsi à traiter une information en fonction du média qui la diffusera. C’est en “faisant” qu’ils se montrent plus vigilants à l’esprit critique. De même, avec mes autres élèves, lors des cours d’histoire, de géographie ou d’EMC, je travaille beaucoup sur le questionnement. Face à eux, je pose des questions comme un ignorant. Ils se prennent au jeu et y répondent par eux-mêmes. Les interrogations qu’ils soulèvent permettent de rentrer dans le débat. »
