DOSSIER

DOSSIER – Prévenir et combattre l’illettrisme

Lire, écrire, compter. Autant de savoirs de base, dits élémentaires appris à l’école, mais qui faute d’être consolidés sont parfois perdus. Alors que plus de trois millions de personnes sont concernées en France, soit 9 % des personnes âgées de 18 à 65 ans, et que 21 % des jeunes de 17 ans sont des lecteurs inefficaces, Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale, a décidé d’en faire une cause nationale afin de combattre ce « fléau », comme il l’a qualifié. Déjà sensibilisés à ce problème, enseignants, associatifs et globalement tous les acteurs concernés, ont resserré leurs liens et accru la mobilisation… dans la limite des moyens disponibles. Suppression de postes dans l’Education nationale, abandon des Rased, baisse des financements… malgré une mise en réseau qui a déjà montré son efficacité, le chemin est encore long pour venir à bout de l’illettrisme.



Portée par de nombreuses associations aux statuts et aux champs d’action divers, mais aussi par l’Education nationale, la lutte contre l’illettrisme s’est d’abord traduite par une prise de conscience. « On en parle mieux qu’autrefois, confirme Éric Nedelec, chargé de mission national au sein de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANCLI). Avant les enseignants voyaient dans l’évocation de ce problème une mise en accusation, comme si on sous-entendait que l’école avait mal fait son travail. » Autre bouc-émissaire souvent évoqué : les parents. « Aujourd’hui, on a pris conscience que tout le monde était concerné, que la responsabilité était collective et qu’il fallait donc que chacun prenne sa place dans la prévention et la lutte contre ce phénomène. »

Définir l’illettrisme pour mieux cerner le problème
L’ANLCI a d’ailleurs largement contribué à circonscrire le problème en commençant par une étape simple : le définir (lire l’interview de Marie-Thérèse Geffroy, directrice de l’ANLCI). « L’agence a grandement contribué à faire émerger le problème en France en luttant notamment contre les idées reçues », précise Lélia Le Bras, inspectrice d’académie, inspectrice pédagogique régionale de lettres, correspondante académique « Prévention de l’illettrisme » au rectorat de Nantes. L’illettrisme qualifie la situation de personnes qui ne maîtrisent pas la lecture, l’écriture, le calcul, les compétences de base pour être autonomes dans des situations simples de la vie quotidienne, alors même qu’elles ont été scolarisées en France. Telle est la définition de l’illettrisme qu’on assimile trop souvent au problème de l’analphabétisme qui concerne uniquement les personnes n’ayant jamais été scolarisées. De même, la situation des migrants qui arrivent en France ne peut pas être assimilée à celle de l’illettrisme, il s’agit d’un problème linguistique.
Les causes de ce phénomène qui touche tout de même plus de trois millions de personnes en France demeurent difficiles à cerner. De grandes différences apparaissent très tôt entre les enfants, qui s’expliquent par la disparité des environnements familiaux. Toutefois tous les acteurs confrontés au problème s’accordent sur la nécessité de favoriser la lecture et l’écriture dès le plus jeune âge, mais aussi en dehors de l’école. « Même si l’apprentissage peut sembler correct, une faible utilisation de ces compétences à la fin de la scolarité peut être une des causes de l’illettrisme », explique Lélia Le Bras. Et de souligner : « On peut oublier avoir appris à lire, voire à écrire ».

Le plan Chatel : une bonne initiative peu soutenue financièrement
Face à l’ampleur du phénomène, Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale, a lancé en mars 2010 un plan de prévention contre l’illettrisme. « Être illettré (…), c’est une vraie souffrance et une véritable inégalité sociale qui conduit à l’exclusion. Une exclusion d’autant plus dramatique qu’elle est le plus souvent silencieuse. Car l’illettrisme est un handicap que l’on tente de masquer, un handicap dont on a honte », a-t-il déclaré. Objectif affiché : consolider l’acquisition des savoirs fondamentaux. Chaque académie s’est pourvue d’un responsable chargé du dossier. À Créteil, il s’agit de Dominique Rour : « Nous œuvrons pour que l’acquisition des savoirs soit consolidée. » Plusieurs dispositifs ont ainsi été instaurés dans les maternelles, tels que les opérations « Imagiers et abécédaires », « Albums à compter et à calculer », le « marathon orthographique », des animations pédagogiques censées permettre aux enfants de travailler sur les lettres, les mots et les chiffres. Surtout, le plan Chatel a permis une meilleure mutualisation des bonnes pratiques. « Les Assises de l’illettrisme auxquelles l’ANLCI (1) (Agence nationale de lutte contre l’illettrisme) a participé dans toutes les académies ont témoigné d’une grande ouverture : de nombreux acteurs institutionnels, associatifs, etc. étaient présents. », explique Marie-Thérèse Geffroy, directrice de l’ANLCI. L’idée était de mettre à la disposition des cadres du ministère les informations et les ressources produites par l’ANLCI en partenariat avec les membres de ses instances et de valoriser les actions mises en place par les rectorats dans les plans régionaux de prévention et de lutte contre l’illettrisme.
Le plan Chatel a également souligné l’importance de la mobilisation contre l’illettrisme dans les zones d’éducation prioritaire et dans les « réseaux ambition réussite ». Au collège Les Capucins de Melun, « nous étions déjà prédisposés à l’expérimentation, explique Laurent Deprez, le chef d’établissement. Avec 74 % d’élèves issus de catégories socio-professionnelles défavorisées (et 40 à 50 % d’élèves qui ont entre un et deux ans de retard), nous sommes sensibilisés au problème. » « Le plan de prévention de l’illettrisme a permis de mieux travailler sur le passage du CM2 à la 6e, assure Laurent Deprez, nous avons désormais un outil commun, un document unique qui compile toutes les actions d’aide entreprises au primaire pour chaque élève. »

Vigilance dès la maternelle
Dans une optique de prévention de l’illettrisme, la question du moment de la détection se pose. Dès l’école maternelle, répondent unanimement les acteurs engagés dans la lutte contre l’illettrisme. Ainsi, des associations telles que l’Afev (Association de la fondation étudiante pour la ville) ou « Lire et faire lire » interviennent entre autres au moment du passage de la maternelle au CP. « Nous pensons que l’accompagnement à ce moment charnière, ainsi que lors du passage en 6e, est déterminant pour sécuriser les enfants », affirme Eunice Mangado-Lunetta, directrice déléguée de l’Afev. L’association, qui fait appel à des étudiants bénévoles, et dont l’ambition affichée consiste à « lutter contre les inégalités dans les quartiers populaires », est régulièrement confrontée au problème de l’illettrisme. « Dès l’entrée dans l’écrit, on constate déjà des inégalités énormes », déplore Eunice Mangado-Lunetta. « Or, au sein de toutes les familles, on est très inquiets de la réussite des enfants, même à ce stade de la scolarité, la pression scolaire est déjà très forte », assure la directrice déléguée de l’Afev.
Les associations qui travaillent en partenariat avec les municipalités et à la demande des enseignants, mettent à disposition leurs bénévoles qui interviennent soit durant le temps scolaire, soit après l’école, principalement pour « stimuler l’appétence à la lecture », comme le décrit Karine Tudal, directrice du service formation en Dordogne et chargée de mission à la Ligue de l’enseignement. Même objectif pour l’Afev dont les bénévoles se rendent deux heures pas semaine au domicile des élèves « pour favoriser l’éveil à la culture de l’écrit et un réel développement de l’attrait pour la lecture », promet Eunice Mangado-Lunetta.

Rétablir l’égalité des chances
Autre dispositif de prévention de l’échec précoce en lecture dès le CP, celle de l’Apféé (2) (Association pour favoriser l’égalité des chances à l’école) intitulé le Coup de Pouce Clé (Clé pour clubs de lecture et d’écriture). « Beaucoup d’enfants ne reçoivent pas chaque soir à la maison le soutien dont ils ont besoin pour réussir. Le principe de Coup de Pouce Clé est de leur apporter les atouts de réussite que d’autres, plus favorisés, reçoivent », assure Jean-Jacques Moine, président fondateur de l’Apféé. « Quatre fois par semaine, au sein de l’école, ils sont pris en charge pendant 1 h 30 pour les aider à réussir leur apprentissage de la lecture. »
Autant d’initiatives qui témoignent de la détermination engagée de longue date dans la lutte contre l’illettrisme, seule réserve évoquée par la plupart des associations : le manque de moyens. À l’Apféé, le rythme actuel est de 10 000 enfants par an pris en charge, dans 270 villes, 75 départements, 22 régions. « L’objectif était de 60 000 enfants, mais en raison du blocage des crédits de la politique de la Ville, nous avons dû revoir à la baisse notre objectif initial », regrette Jean-Jacques Moine.
Si le mérite du plan Chatel est reconnu par tous « parce qu’il a fourni un modèle d’organisation qui prend en compte toutes les complémentarités, comme l’explique Karine Tudal, Luc Chatel a également été à l’origine de l’abrogation des Rased (réseaux d’aides spécialisées aux enfants en difficulté) et de la suppression massive de postes dans l’enseignement, autant d’éléments qui contredisent le principe énoncé lors des Assises de l’enseignement. » Un principe parfaitement résumé par William Marois, recteur de l’académie de Créteil : « Si on veut éviter l’exclusion et la marginalisation des jeunes, il faut lutter contre la non-maîtrise des fondamentaux et le décrochage scolaire. Notre mission consiste à faire en sorte que l’école leur donne ce à quoi ils n’ont pas accès chez eux, alors on rétablit l’égalité des chances. » À condition d’en avoir les moyens…
CC

Notes
1. L’ANLCI (groupement d’intérêt public), c’est la référence en matière d’illettrisme, la structure à laquelle toutes les associations mobilisées sur le sujet font référence. Son rôle : réunir partenaires publics et privés, organiser le partage du travail, dans le cadre des compétences et champs d’intervention propres à chacun.
2. l’Apféé (Association pour favoriser l’égalité des chances à l’école) est une association agréée par le ministère de l’Éducation nationale en tant qu’association éducative complémentaire de l’enseignement public.


La lutte contre l’illettrisme fait partie des priorités de la Fédération qui mène des actions dans ce sens depuis de nombreuses années. Comme, par exemple, une campagne nationale contre l’illettrisme en 2004-2005 (conférence, enquête, colloque…). L’organisation du Grand Prix des Jeunes Lecteurs, depuis 1985, pour encourager le goût de la lecture chez les 9-12 ans, est un autre exemple d’action de la PEEP en faveur de la promotion de la lecture et de l’écriture. Par ailleurs, la PEEP a rejoint le collectif fédéré par l’ANLCI et a signé la demande, auprès du Premier ministre, de label « Grande cause nationale 2012 » pour l’illettrisme.

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REPERES
Les chiffres-clés de l’illettrisme

Données issues d’une enquête réalisée par l’INSEE en 2004-2005, portant sur la population âgée de 18 à 65 ans en France métropolitaine, auprès d’un échantillon de plus de 10 000 personnes, et exploitée par l’ANLCI.
• 3,1 millions de personnes sont en situation d’illettrisme en France, soit 9 % des personnes âgées de 18 à 65 ans.
• Parmi elles, plus de la moitié a plus de 45 ans. 59 % sont des hommes, 41 % des femmes. 1,5 million vit dans les zones rurales ou faiblement peuplées ; 10 % dans les zones urbaines sensibles. 57 % de ces personnes ont un emploi ; 11 % sont au chômage.
• 74 % parlaient uniquement le français à la maison à l’âge de 5 ans.
• Selon les tests de la Journée d’appel et de préparation à la défense (JAPD), 21 % des jeunes de 17 ans sont des lecteurs inefficaces, dont 5 % sont en situation d’illettrisme. Enfin, d’après les évaluations de CM2, un élève sur cinq ne maîtrise pas les fondamentaux.

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INTERVIEW
Marie-Thérèse Geffroy, directrice de l’ANLCI (Agence nationale de lutte contre l’illettrisme)

Quel bilan faites-vous de la question de l’illettrisme aujourd’hui ?
Le problème de l’illettrisme commence vraiment à être reconnu et à apparaître pour ce qu’il est et non plus pour ce qu’on croyait qu’il était. Depuis une dizaine d’années, l’ANLCI a fait son travail c’est-à-dire faire d’abord en sorte qu’on parle tous de la même chose. Ce problème était souvent confondu avec d’autres tels que l’analphabétisme car tous deux ont les mêmes manifestations extérieures.
Grâce à l’enquête IVQ 2004-2005 réalisée par l’Insee en partenariat avec l’ANLCI et menée pour la première fois, notre agence a contribué à produire les chiffres qui faisaient défaut sur cette question. Quand on n’a aucune idée de l’ampleur d’un phénomène, on ne peut pas y remédier efficacement. En outre, l’exploitation de cette enquête par l’ANLCI a permis de mettre à mal un certain nombre d’idées reçues quant aux personnes concernées, sur leur âge, leur lieu de vie, leur activité etc. Avec des idées claires sur le nombre et la population concernée, on peut mieux répartir la tâche entre les pouvoirs publics au niveau national, territorial, la société civile et les partenaires sociaux.

Comment s’organise la prévention à l’école ?
Elle s’organise au sein de l’école tout d’abord en veillant d’un bout à l’autre de la scolarité obligatoire à ce que la première marche du socle commun soit bien maîtrisée, que les savoirs de base soient acquis et consolidés. Nous apportons notre appui à la mise en œuvre du plan de prévention de Luc Chatel dont nous saluons la méthode car tout en mettant la prévention de l’illettrisme au cœur des préoccupations des missions de l’Education nationale, il a choisi aussi de mieux informer ses cadres sur ce qui se fait ailleurs. L’idée c’est de voir la part que l’école peut prendre aux côtés des autres acteurs pour apporter des solutions à ce problème.

Quelles sont, selon vous, les causes de l’illettrisme en France ?
Elles sont multiples et le fait d’avoir des parents en situation d’illettrisme n’induit pas nécessairement qu’on le deviendra. Mais on sait que ce qui se passe dès la toute petite enfance prépare les enfants à la découverte des premiers apprentissages. De nombreuses associations travaillent en amont avant la scolarisation, dès la toute petite enfance pour encourager, éveiller et familiariser à l’écrit, à la lecture, ce qui est indispensable pour les enfants mais aussi pour que les parents confrontés à l’illettrisme puissent reprendre confiance et renouer eux-mêmes avec la lecture, l’écriture, le calcul au moment où leurs enfants les découvrent.

Pour en savoir plus, consultez le site de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme : www.anlci.gouv.fr.

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INITIATIVE
« Cases à lire » : un projet PEEP à la réunion

À la Réunion, on recense quelque 120 000 personnes en situation d’illettrisme, ce qui rapporté au nombre d’habitants – 808 250 – en fait un problème de société majeur. « L’illettrisme constitue un véritable fléau à La Réunion. À l’origine de ce phénomène, on peut notamment citer le contexte social très difficile. Sur place, les familles les plus pauvres sont les plus concernées », décrit Pierrot Cantina, vice-président de la Fédération et chargé du dossier illettrisme à la Peep (également représentant de la Peep auprès de l’ANLCI) lui-même originaire de l’île.
« Au sein du projet Peep de « Cases à lire », nous nous efforçons de ne pas diaboliser le problème, de les accompagner pour les mettre à l’aise. Car ces gens souffrent d’une véritable discrimination, ils ont honte de leurs lacunes et souvent n’osent pas venir vers nous. Nous réfléchissons à d’autres initiatives pour aller plus loin dans la démarche. »
Darwin Dambreville, bénévole, est également très impliquée auprès des familles pour les aider dans leur parentalité. « Notre travail consiste à former des parents aux techniques du conte, à leur donner le goût et l’envie de lire », explique-t-elle. « L’objectif à terme est qu’ils puissent ensuite initier leurs enfants et leur transmettre cette envie. »

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ZOOM
Quand l’illettrisme touche les parents…

L’Apféé, comme beaucoup d’associations s’intéresse de près à d’autres acteurs déterminants dans la lutte contre l’illettrisme : les parents d’élèves. « Nous partons du principe que pour bien réussir à l’école, les enfants ont besoin de l’aide quotidienne de leurs parents qui doivent être les supporters assidus de la réussite de leur enfant », plaide Jean-Jacques Moine, le président fondateur de l’Apféé. « Cette action auprès des parents qui consiste notamment à leur faire véritablement signer un contrat vis-à-vis du club Coup de Pouce Clé et à s’engager auprès de leur enfant, est ce qui compte le plus pour la suite de la scolarité de l’enfant, ce qui a l’effet le plus durable. » Même son de cloche à l’Afev qui missionnent des bénévoles pour se rendre au domicile des familles dans les quartiers populaires. « Nos bénévoles qui sont tous des étudiants créent du lien avec les familles, ils les aident à accompagner leur enfant, souligne Eunice Mangado-Lunetta. En outre ils sont formés à repérer les situations d’illettrisme chez les parents ». Profitant de ce contact privilégié développé avec les familles, ils assurent une mise en relation avec les centres de formation pour adultes.

Exemple d’accompagnement vers la lecture au sein des familles par une jeune bénévole de l’AFEV

S’adapter aux demandes des parents
L’association « Lire et dire », dont le rayon d’action s’étend sur l’arrondissement de Chinon, vise uniquement les adultes et notamment les parents d’élèves. « Nous sommes en lien avec des directeurs d’établissement, des inspecteurs nationaux pour toucher un maximum de parents », explique Dominique Hannequart, la vice-présidente de l’association. Cette ancienne enseignante raconte qu’à l’époque, elle s’étonnait de ne pas recevoir de réponses aux mots qu’elle envoyait aux parents. « On n’imagine pas les efforts et les trésors d’imagination que déploient les gens en situation d’illettrisme pour cacher leur problème. Souvent c’est la scolarisation de leur enfant qui provoque un déclic, les parents redoutent de ne pas pouvoir suivre et d’être démasqués par leur enfant. » Ensuite les bénévoles de l’association s’adaptent aux demandes des apprenants : « ça peut être une maman qui veut pouvoir lire des contes à ses enfants le soir, ou les aider à faire leurs devoirs… ». Tous les âges, toutes les origines sociales sont concernés si on en croit les associations. « Ceux qui viennent nous voir sont ceux qui ont atteint une telle souffrance, une telle honte, par rapport à leur enfant souvent, qu’ils osent enfin », conclut Dominique Hannequart.

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