EDUCATION

Des jeunes entre privations et souffrance psychologique


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Pour la deuxième année consécutive, l’UNICEF-France a organisé une grande consultation nationale auprès des jeunes âgés de 6 à 18 ans. Le constat se révèle sombre : les enfants en situation défavorisée accumulent les difficultés, plus du tiers des sondés est en souffrance psychologique, et pire, l’école aggrave ces difficultés.

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Ecouter les enfants. Voilà l’objectif du Fonds des Nations unies pour l’Enfance (UNICEF), réalisé à travers la consultation de 11 232 enfants âgés de 6 à 18 ans de mars à mai 2014. En effet, qui de mieux que les enfants pour parler… des enfants. « C’est un projet tout à fait novateur : on a donné la possibilité à des enfants de s’exprimer sur ce qu’ils vivent au quotidien, explique Serge Paugam, chercheur et sociologue ayant encadré l’étude avec Catherine Dolto. C’est quelque chose qui est peu fait par les enquêtes sur les jeunes car on fait généralement parler les adultes. » Il s’agissait de demander aux enfants de raconter leur vie chez eux, avec leur famille, leurs amis, à l’école ou encore dans leur quartier à travers plus de 150 questions au sein de quatre axes : les droits, la vie de tous les jours, l’éducation et les loisirs, et la santé. L’étude, intitulée « Adolescents en France : le grand malaise » dévoile alors certaines conclusions particulièrement inquiétantes.

 

« Inégalités cumulatives »

Tout d’abord, la question de la privation matérielle. L’étude révèle que plus de 17% des enfants et adolescents consultés seraient en situation de privation, « c’est-à-dire de pauvreté » précise Michèle Barzach, présidente d’UNICEF-France. Ces jeunes ont par exemple répondu par la négative à des questions telles que « Est-ce que je mange trois repas par jour ? » ou « Ai-je un endroit pour faire mes devoirs au calme ? »… En plus de s’accroître avec l’âge, la privation augmente également fortement chez les enfants vivant en famille monoparentale (27 %) et ceux vivant dans un quartier « insécurisant » (32 %). Avec des conséquences sur l’intégration sociale : « Les résultats confirment que vivre en situation de privation constitue pour les enfants et les adolescents un facteur de risque de vivre en même temps des expériences de difficultés d’intégration. Il s’agit donc bien d’un phénomène d’inégalités cumulatives. » Si l’étude de 2014 diffère – notamment les questions posées aux jeunes – de celle de 2013, cette dernière notait déjà qu’il existait « un lien direct entre la privation matérielle ressentie par les jeunes et les difficultés qu’ils rencontrent pour s’intégrer dans la société ». Les jeunes touchés par la privation matérielle sont donc de plus victimes de difficultés d’intégration sociale, mais aussi de souffrance psychologique.

 

HD-383---droits-enfant-garcSouffrance psychologique et suicide

En effet, si plus du tiers (36%) des jeunes âgés de 6 à 18 ans affirment être en souffrance psychologique, ce sentiment est sensiblement plus fort chez les jeunes touchés par la privation matérielle. De plus, alors que 11 % des jeunes disent ne pas pouvoir compter sur leur père et 4,2 % sur leur mère – ce qui induit une forme de souffrance psychologique –, ces taux passent respectivement à 23,6 % et 10,9 % chez les jeunes en situation de privation matérielle. Le résultat est également plus élevé chez les jeunes vivant dans une famille monoparentale ou recomposée. L’étude ajoute : « Ne pas être valorisé par ses parents peut constituer une souffrance tout aussi forte que ne pas pouvoir compter sur eux ». Or, plus de 17 % des jeunes disent ne pas se sentir valorisés par leur père et 10 % par leur mère, ce taux augmentant chez les jeunes qui vivent dans la privation. Et l’étude de préciser : « La privation en termes de niveau de vie a une forte probabilité d’être vécue par les enfants et les adolescents comme une souffrance. Ce n’est peut-être pas la privation en tant que telle qui explique cette souffrance, mais plutôt les effets qui l’accompagnent en termes de difficultés d’intégration sociale. »

En outre, la souffrance psychologique augmente avec l’âge pour atteindre son paroxysme dans la tranche d’âge des 15 ans et plus (43 %). C’est ainsi que chez les jeunes âgés de 12 à 18 ans, 31,5 % ont déjà pensé au suicide et 11 % ont déjà tenté de se suicider. Ces taux sont plus élevés chez les filles, plus touchées par la souffrance psychologique, chez les jeunes en situation de privation (21 % ont déjà tenté de se suicider) et chez ceux vivant dans une famille monoparentale ou recomposée, même si, là encore, ce n’est pas le fait de vivre dans une telle famille qui explique ce phénomène mais les facteurs qui y sont associés. Les réseaux sociaux se révèlent par ailleurs être un facteur d’angoisse pouvant entraîner des formes de harcèlement et augmentant les risques de tentative de suicide.

 

L’école n’aide pas les jeunes en souffrance

Dans une société qui se veut démocratique et égalitaire comme la nôtre, l’école devrait être un refuge pour les jeunes en situation de privation et/ou en souffrance psychologique. Pourtant, la consultation de l’UNICEF dévoile que l’école ne fait qu’amplifier les difficultés de ces jeunes. Selon l’étude, « elle ne joue pas son rôle de reconnaissance ni de protection ». Quelques chiffres étayant cette idée : 45 % se sentent angoissés de ne pas réussir assez bien à l’école ; un tiers déclare pouvoir faire l’objet de harcèlement ou être ennuyé à l’école ; 8 % se sentent en insécurité à l’école ; 24 % déclarent avoir peur des adultes à l’école.

Chacun de ces résultats est plus élevé lorsqu’il s’agit des jeunes en situation de privation ou vivant dans une famille monoparentale ou recomposée. De plus, les jeunes qui se sentent en insécurité à l’école ou qui ont peur des adultes ont un risque plus élevé de penser au suicide ou de faire une tentative de suicide, et les jeunes angoissés de ne pas réussir à l’école sont davantage touchés par la souffrance psychologique. L’étude explique : « Les difficultés ressenties par les enfants et les adolescents à l’école peuvent aussi (en plus des difficultés liées à la privation ou d’intégration sociale, ndlr) provenir d’une pression excessive sur leurs résultats et donc sur leur réussite. Le système scolaire français, est, à bien des égards, de nature élitiste. Il instaure une hiérarchie entre les élèves et discrimine de fait les mauvais élèves. » Et d’ajouter : « Le système d’éducation français, loin de corriger les inégalités, en réalité les amplifie. La souffrance relationnelle qui traverse l’institution scolaire devient un défi que l’on ne pourra vraiment relever que si l’on y implante des lieux ou des temps d’écoute pour être attentifs à ce que les enfants et les adolescents ont à dire. »

Cette étude de l’UNICEF dévoile ainsi les difficultés matérielles, relationnelles et psychologiques que peuvent ressentir les jeunes aujourd’hui. Mais, plus encore, elle révèle un phénomène cumulatif : un jeune en situation de privation matérielle a moins de chance d’être intégré socialement et sera davantage sujet à l’angoisse, aux peurs, à la souffrance psychologique que les autres, voire à l’échec scolaire et au suicide. Ces « inégalités cumulatives, conclut l’étude, précèdent les difficultés que ces jeunes risquent de voir se prolonger au moment de leur vie adulte ». Ecouter et aider les jeunes n’en devient alors que plus important.

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GRAND TEMOIN

383---Barzach_2012Michèle Barzach, présidente de l’UNICEF-France 

Médecin gynécologue et psychanalyste, Michèle Barzach (née en 1943 à Casablanca, Maroc) fut ministre de la Santé et de la Famille de 1986 à 1988 dans le gouvernement de Jacques Chirac. Elle est notamment connue pour ses combats pour le statut des femmes et contre les discriminations. Elle a tenu de nombreuses fonctions bénévoles dans les domaines de la santé, de la recherche ou du développement durable dans des organisations telles que L’Organisation mondiale de la Santé ou la Banque Mondiale (au département Santé, Nutrition et Population). Le 5 juin 2012, elle succède à Jacques Hintzi à la présidence de l’UNICEF-France.

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Quelle est l’action d’UNICEF-France ?

Le combat de l’UNICEF se porte auprès du grand public et des pouvoirs publics et a deux priorités : apporter la connaissance de l’état des enfants dans le monde et plaider pour la collecte de fonds pour agir sur la santé, l’éducation, la protection de toutes les violences, sur des questions plus spécifiques comme, actuellement, Ebola, et financer des urgences sur des programmes de développement d’autres pays.

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Pourquoi l’UNICEF a-t-elle effectué cette étude ?

La lutte contre la pauvreté, l’exclusion sociale, l’éducation et le droit à la participation des enfants sont le centre de notre plaidoyer. Nous apportons alors des indicateurs permettant d’avoir une photographie d’une situation et des enfants en France. A travers une méthodologie fiable encadrée notamment par Serge Paugam, on a voulu donner la parole aux enfants et surtout aux adolescents, et fournir des éléments d’analyse et de compréhension à leur situation en France.

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Quels en sont les enseignements généraux ?

Tout d’abord, l’idée de privation. Elle touche 17 % des enfants, et cette question devient plus importante à partir de 15 ans et chez les enfants vivant dans une famille monoparentale et dans un quartier insécurisant. Ce qui ressort est que cette situation entraîne l’exclusion sociale et un mal-être. L’étude démontre également la prévalence des idées suicidaires et des conduites addictives à un niveau inquiétant. La fragilité particulière des filles ainsi que le poids important qu’ont pris les réseaux sociaux dans les questions de harcèlement sont aussi préoccupants. On a été frappé par le fait que les questions sur les angoisses et les idées suicidaires sont très liées à la présence sur les réseaux sociaux.

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En quoi est-ce grave que l’école ne joue pas son rôle de « protection » et de « reconnaissance » ?

La consultation démontre que tout ce qui altère le niveau de protection ou ne montre pas que l’enfant est valorisé a un rôle très déséquilibrant voire amenant à la souffrance. Or, les chiffres montrent que les ados ont la forte angoisse de ne pas réussir. C’est le résultat du modèle français très axé sur les résultats et non sur le partage, ainsi que la conséquence de la pression énorme que mettent les parents. Les élèves pensent qu’avoir de bons résultats est le seul moyen pour s’en sortir. Le problème est que les enfants qui sont le plus angoissés sont déjà les enfants défavorisés qui n’ont pas les moyens d’avoir de bons résultats, ce qui augmente les risques de souffrance psychologique… L’école ne joue pas son rôle d’égalité mais, au contraire, son élitisme confirme les inégalités. Il y a un ensemble d’éléments qui se conjuguent pour faire de l’école un lieu de risques physiques et psychologiques.

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Quelles sont les mesures à prendre pour que le constat s’améliore ?

Ces éléments doivent obliger à une réflexion. Par exemple, il faut sensibiliser les parents à conditionner l’usage du numérique selon l’âge, les postures psychologiques… L’étude montre qu’il y a énormément d’ados qui n’ont pas de contrôle parental : les parents n’ont pas pris la mesure du poids des réseaux sociaux. Les idées de suicide proviennent aux deux tiers de l’utilisation des réseaux sociaux. Aussi, l’école est trop à côté des nouveautés technologiques. Et ce n’est pas normal que l’Education nationale soit le plus gros budget, que nul autre pays ne dépense autant que la France pour cela et que la politique dysfonctionne. Une école avec autant de souffrance et d’inégalités, c’est qu’il y a un problème. Il faut apprendre à écouter les jeunes, à les accompagner, à reconsidérer la qualité du lien social.

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Tout cela fait beaucoup de points négatifs : y a-t-il tout de même de l’espoir ?

Bien sûr ! C’est déjà important d’avoir pu récolter toutes ces informations. Et puis, pour faire un bon traitement, il faut le bon diagnostic ! Mais il ne faut pas mettre dix ans pour le prescrire !

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INTERVIEW

383---S.PaugamSerge Paugam, chercheur et sociologue qui a encadré l’étude 2014 de l’Unicef-France « Adolescents en France : le grand malaise »

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L’enseignement principal de l’étude, concernant l’école, est qu’elle « ne joue pas son rôle de reconnaissance et de protection ». Qu’est-ce que cela signifie ?

L’école devrait valoriser l’élève et le pousser à donner le meilleur de lui-même. Or, nous constatons que pour beaucoup d’enfants il y a l’angoisse à l’école de ne pas réussir, d’être dévalorisé par les résultats, qui provient de la pression forte émise par l’école et les parents. Quand ils ont de mauvaises notes, ils ont le sentiment que l’école les rabaisse, les humilie au lieu de les aider.

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52 % des répondants disent pouvoir raconter leur problème à un adulte à l’école. C’est très faible ; comment l’expliquer ?

24 % des enfants disent avoir peur des adultes à l’école, la crainte d’être rabaissés. Pour les enfants en situation de privation, le taux passe à 32 %. L’école est très angoissante pour les enfants qui ont le plus de difficultés. Or, pour pouvoir confier ses problèmes, il faut avoir confiance. L’école devrait être un lieu d’émancipation, de compensation pour les enfants qui vivent des tensions dans le domaine familial. Or, l’école reproduit les inégalités et rabaisse les plus faibles. Aujourd’hui, quand l’école est confrontée à des éléments perturbateurs, la seule solution est de les exclure du système scolaire, alors que l’enfant éprouve déjà des difficultés dans sa vie personnelle. Cela explique le décrochage et interroge sur les manières d’enseigner et d’accompagner les plus faibles. L’école ne doit pas être seulement un lieu qui permette d’avoir de bons résultats scolaires mais doit permettre de réussir dans la vie.

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72 % avouent que leur journée est trop longue et qu’ils sont fatigués l’après-midi. Les nouveaux rythmes scolaires amélioreront-ils ce taux ?

Ils vont dans le bon sens. Ce résultat montre que le système scolaire, du point de vue des rythmes, n’est pas adapté et que la fatigue joue dans les difficultés à l’école. Il faut ajouter que les enfants ont parfois des déplacements importants pour se rendre à l’école, ne donnant pas les conditions pour réussir ces longues journées.

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REPERES

Le défenseur des Enfants

Le Défenseur des enfants a pour mission de défendre et de promouvoir l’intérêt supérieur et les droits de l’enfant définis par la loi ou par un engagement international de la France. L’institution est sous l’autorité du Défenseur des droits, autorité indépendante de rang constitutionnel. Le Défenseur des enfants s’appuie sur un réseau de 450 délégués qui accueillent enfants et adultes dans les permanences. Il peut notamment demander des informations, saisir une autorité compétente, et être saisi pour informer d’une atteinte à un droit de l’enfant, d’un cas de discrimination, solliciter une réflexion, etc. Renseignements : defenseurdesdroits.fr.-

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ZOOM

L’AFEV pointe les difficultés des enfants de ZEP

Lors de la journée contre l’échec scolaire qu’elle a organisée le 24 septembre, l’AFEV (association de la fondation étudiante pour la ville) a dévoilé les résultats d’une enquête comparant des écoliers de zones d’éducation prioritaire (ZEP) et des écoliers de quartiers favorisés. Le constat de l’enquête réalisée auprès de 633 enfants est criant : les premiers ont un fort manque de « capital culturel » par rapport aux seconds. Ainsi, 10 % à 20 % des enfants de quartiers prioritaires se trouvent « dans un état de dénuement culturel particulièrement important » : pas de départ en vacances, de spectacle, de visite de musée, de livres… Seuls 47 % des enfants de ZEP lisent le soir avant de dormir, contre 77 % des enfants de quartiers favorisés. De plus, les premiers sont moins aidés par leurs parents pour leurs devoirs (24 % des enfants de ZEP ne le sont jamais contre 7 % pour les autres enfants) et se couchent plus tard.

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