EDUCATION

Des « ABCD de l’égalité » abandonnés, mais remplacés

Expérimentés depuis janvier dans seulement 600 classes de primaire de l’Hexagone, le dispositif des « ABCD de l’égalité » va laisser place à un « plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école », qui doit concerner l’ensemble des élèves, de la maternelle au lycée.

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« On s’est lancé dans quelque chose de pédagogique et on s’est retrouvé au milieu d’un séisme ! » En janvier dernier, au moment de débuter l’expérimentation des « ABCD de l’égalité », Danièle Creachcadec, directrice de l’école primaire Louise-Michel à Montreuil (Seine-Saint-Denis), ne se doutait pas de l’ampleur que la polémique allait prendre.
Le dispositif a été officiellement lancé le 13 janvier 2014 par le ministre de l’Education nationale de l’époque, Vincent Peillon, et Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des Femmes. Au cœur de la «  refondation de l’école », les « ABCD de l’égalité », élaborés par un comité d’experts (chercheurs, enseignants, inspecteurs de l’Éducation nationale, acteurs du réseau des droits des femmes, etc.), consistent à agir dès l’école primaire contre les inégalités garçons-filles et les stéréotypes en partant des représentations des élèves et des pratiques des professionnels de l’éducation. Ils ont été expérimentés dans 600 classes de primaire de dix académies. Et le « séisme » dont parle Danièle Creachcadec, ce sont les violentes critiques qui ont vu le jour contre ces « ABCD » (lire encadré). « Tout le monde s’est emballé, constate Olivier Héricher, directeur de l’école Albert-Camus de Fécamp (Seine-Maritime) et enseignant. C’est dommage parce qu’on parle de permettre à des enfants de s’émanciper, de s’ouvrir. On n’est pas là pour influer sur leur choix, au contraire : on veut leur permettre de faire un choix. Ce sont les stéréotypes qui les influencent. »
Alors que la loi d’orientation du 10 juillet 1989 prévoit déjà que tous les établissements d’enseignement doivent contribuer « à favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes », les inégalités garçons-filles demeurent et sont véhiculées dès l’école primaire. Des recherches démontrent par exemple que les enseignants interagissent davantage avec les garçons qu’avec les filles (dans une proportion de deux tiers / un tiers), donnant – inconsciemment – une légitimité plus forte à la parole masculine que féminine (observations effectuées dans des classes mixtes avec des enregistrements vidéo – source : éduscol).
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Prise de conscience
En outre, alors qu’elles ont en moyenne de meilleurs résultats scolaires, les filles font globalement un choix d’orientation moins ambitieux. C’est devant ce constat d’échec que les ABCD de l’égalité ont été expérimentés. Des écoles volontaires ont alors répondu à l’appel des rectorats et les enseignants ont reçu une formation. « On a décidé de participer car cela nous obligeait à creuser une réflexion sur nos pratiques » explique Danièle Creachcadec. « On a pu observer en quoi elles véhiculaient les stéréotypes » ajoute Olivier Héricher. Selon le ministère, 86 % des enseignants qui ont pris part aux formations proposées dans le cadre des « ABCD » ont admis avoir « pris conscience de leur participation inconsciente au processus de reconduction des stéréotypes éducationnels ».
Pour mettre en pratique le dispositif, les enseignants ont pu bénéficier de ressources pédagogiques. Un site Internet créé spécifiquement contient des conférences de spécialistes, des textes officiels ou encore des travaux de chercheurs et des séquences pédagogiques. Par exemple, une étude de l’histoire de l’art et de la mode fait observer que le travail des rubans et dentelles n’a pas toujours été l’apanage des dames ou, en français, l’étude de contes permet de s’interroger sur les rôles féminins et masculins.
Ces séquences se placent au sein des programmes scolaires existants : les « ABCD » ne sont pas une nouvelle matière mais sont intégrés de manière transversale dans les différents enseignements. « A l’école maternelle, on ouvre le champ de l’expérimentation et on n’interdit rien sous prétexte que c’est un garçon ou une fille, explique Danièle Creachcadec. Tous les coins (dînette, construction, etc.) sont ouverts à tous. C’est essentiel pour la construction de leur personnalité et leur ouverture sociale. A l’élémentaire, on insiste sur le fait qu’il n’y a pas de rôle prédéfini. Par exemple, lors des jeux d’équipes, on a instauré la parité et les enfants s’aperçoivent que chacun peut aider l’équipe selon ses compétences et que l’on peut travailler tous ensemble, en complémentarité. » Le sport s’avère ainsi être un bon moyen de combattre les stéréotypes. (lire à ce propos le témoignage d’Olivier Héricher).
Les cours d’histoire, en étudiant des personnages historiques féminins, et ceux de français peuvent aussi servir l’égalité. « On a fait des ateliers écriture où les filles écrivaient le portrait des garçons et inversement, explique Danièle Creachcadec. Les garçons étaient alors choqués de renvoyer l’image de personnes fortes et pas gentilles. Un garçon a par la suite fait des efforts pour être plus gentil avec les filles car il n’aimait pas qu’on ait cette image de lui. Certains jouent un rôle de garçon poussé à la caricature tant ils sont enfermés dans ce rôle. »
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Améliorer le vivre ensemble
Mais s’attacher à l’égalité est un travail de chaque instant. Il s’agit ainsi de ne pas systématiquement donner la parole à un garçon, d’énoncer les pronoms personnels sans oublier « elle », ou simplement de discuter des choses du quotidien, comme au moment de Noël et de ses catalogues aux jouets hyper sexués. « Ce travail est important parce que les stéréotypes sont forts et c’est à cet âge-là qu’on peut les atténuer » lance Nathalie, maman de Faustine, en CM1 à l’école Château-Gaillard de Villeurbanne (Rhône) qui participe aux « ABCD ».
Les « ABCD », c’est « ouvrir le champ des possibles », selon l’expression de l’enseignant Olivier Héricher. « On insiste sur le fait qu’il faut faire des choses selon ses goûts et ne pas s’en interdire parce qu’on est un garçon ou une fille, lance-t-il. L’objectif est de décomplexer l’enfant face aux stéréotypes fixés par la société. » « L’école ne doit pas les enfermer. Mais en même temps, on ne déconstruit rien, on ne brise pas des modèles, précise Danièle Creachcadec. C’est une démarche pédagogique d’ouverture pour améliorer le vivre ensemble. »
Au moment de faire le bilan de l’expérience, beaucoup d’enseignants sont enthousiastes. « On a changé un certain nombre de nos pratiques, on a ouvert les yeux sur la nécessité d’expliciter les choses », assure Danièle Creachcadec. Le rapport de l’inspection générale de l’Education nationale sur le dispositif a noté des éléments positifs – mais aussi des points qui le sont moins… (lire l’encadré). En tout cas, alors qu’elle était prévue, la généralisation des « ABCD » a été abandonnée. Des syndicats enseignants ont dénoncé ce recul d’autant que, selon eux, le « plan d’action pour l’égalité filles-garçons » annoncé le 30 juin par Benoît Hamon, ministre de l’Education, et Najat Vallaud-Belkacem pour remplacer les « ABCD », n’engendrerait aucune action concrète. Ce plan, qui concerne tous les établissements des premier et second degrés, est basé sur quatre axes : la généralisation de la formation du personnel éducatif à l’égalité filles-garçons, la diffusion d’outils pédagogiques pour aider les enseignants, des séquences pédagogiques enrichies et l’information des parents. L’égalité filles-garçons prendra ainsi place dans la formation initiale des futurs enseignants, dans la formation continue des enseignants déjà en exercice et dans les futurs programmes scolaires qui devraient être effectifs à la rentrée 2016. Car selon Benoît Hamon : « L’égalité filles-garçons, ça s’apprend. »
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TEMOIGNAGE

Olivier Héricher, directeur et enseignant de l’école ZEP Albert-Camus de Fécamp (Seine-Maritime)

« Cette expérience m’a servi et m’a ouvert le regard sur mes pratiques. Par exemple, je fais attention à ne pas toujours demander aux garçons de mettre en place les installations et aux filles de porter les dossards ! Car quand on fait ça, on induit des choses sans faire exprès. Je fais en sorte que des filles jouent au basket et que des garçons s’inscrivent à la chorale. On ouvre le champ des possibles. L’objectif est de décomplexer l’enfant face aux stéréotypes fixés par la société, d’assimiler le sens de l’égalité. Je ne suis pas là pour m’occuper de ce qui se passe dans les familles ou pour influer sur la sexualité de l’enfant. J’ai été extrêmement blessé par ce que l’on a pu dire sur notre profession et nos pratiques. Sur le fronton de mon école est inscrit « égalité » : je dois la faire respecter, même si garçons et filles sont différents et le seront toujours. »
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REPERES

L’opposition aux ABCD de l’égalité

Lors de l’annonce du plan d’action pour l’égalité, Benoît Hamon a justifié ainsi l’abandon des « ABCD » : « Il y a eu une confusion, c’est devenu un étendard ». Comprendre : pour les opposants. La principale opposante est Farida Belghoul, à l’origine des « journées de retrait de l’école » qui ont eu lieu en début d’année et lors desquelles des parents ont boycotté l’école. Soutenue notamment par Alain Escada (président de Civitas), elle assurait, dans une opération de désinformation, que la masturbation était enseignée en maternelle et que les enseignants faisaient l’apologie de l’homosexualité au sein de la « théorie du genre ». « Tout cela est absolument faux » avait alors rétorqué Vincent Peillon.
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ZOOM

Un rapport nuancé

En juin, l’Inspection générale de l’Education nationale (Igen) a publié un rapport d’évaluation des « ABCD de l’égalité ». Si des éléments positifs ont été relévés (en particulier du côté des enseignants, en demande de soutien et d’accompagnement « du fait du caractère sensible du sujet »), le rapport souligne une « réalité difficile à apprécier tant sont diverses les situations académiques » (ressources pédagogiques inégalement exploitées…). Et le rapport de pointer un manque manifeste : l’information préalable des parents d’élèves. Une analyse bien entendu partagée par la Peep. D’autant plus, comme le souligne Valérie Marty, présidente nationale, que sur ce type de sujets, « les familles doivent être nécessairement associées ». L’Igen préconise d’ailleurs de « communiquer avec les parents pour aplanir les différends, lever les malentendus et partager un projet éducatif avec eux. »
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INTERVIEW

Muriel Salle, responsable de la mise en œuvre de l’ABCD de l’Egalité dans l’Académie du Rhône, historienne et formatrice des enseignants à l’ESPE Lyon spécialisée dans la mixité et l’égalité

Comment s’est mis en place le dispositif des « ABCD de l’égalité » ?
En septembre nous avons reçu des inspecteurs et des conseillers pédagogiques pour une formation sur l’égalité. On a démontré à partir d’études scientifiques que le traitement différencié des garçons et des filles s’opère fortement dans le système scolaire. Pour beaucoup d’enseignants, la sensibilisation a porté ses fruits.
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Cette formation est-elle nécessaire ?
Il y a un travail à faire sur les attitudes des enseignants pour gommer ces traitements différenciés. En effet, pour que ça change il faut déjà que les professeurs s’en rendent compte, ce qui est parfois douloureux car ils sont généralement très attachés à l’égalité et ne remarquent pas que leur comportement ne va pas dans ce sens.

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