EDUCATION

Le bizutage a la vie dure

Bien qu’il soit interdit depuis plus de 16 ans, le bizutage reste profondément ancré dans les traditions de certaines grandes écoles.

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Il s’appelait Jocelyn. Il avait tout juste 19 ans. Son corps sans vie a été retrouvé le 24 septembre 2013 au pied d’une résidence de la prestigieuse école des Mines qu’il s’apprêtait à intégrer. Même si les circonstances restent vagues, tout porte à croire que le jeune homme a chuté de 7 étages à la suite d’un bizutage qui a mal tourné. Peu de temps auparavant, il avait été contraint à participer à une soirée alcoolisée organisée par le Bureau des élèves (BDE) de l’école et le jour du drame devait marquer son départ pour un week-end d’intégration. Quelques semaines plus tard, c’est un étudiant en première année à l’Ecole des hautes études commerciales (Edhec) de Lille (59) qui a été grièvement blessé après être tombé d’une fenêtre dans un état d’ivresse avancé. Cette fois, le bizutage ne fait aucun doute. La nuit précédant les faits, le jeune homme de 20 ans et huit de ses camarades avaient participé à une « soirée d’intégration » au cours de laquelle des élèves de deuxième année leur avaient scotché aux poignets des bouteilles en plastique remplies d’alcool qu’ils les avaient forcés à boire. Victime d’un traumatisme crânien et de multiples fractures, le garçon a dû subir plusieurs opérations chirurgicales.
Le bizutage est pourtant, depuis la loi du 17 juin 1998, considéré comme un délit passible de 6 mois d’emprisonnement et 7500 euros d’amende.
Difficile, 16 ans après son entrée en vigueur, de savoir si cette loi a réellement permis de faire reculer le bizutage. Il n’existe aucune statistique officielle sur le sujet.
Mais, à en croire les nombreux témoignages reçus par le Comité national contre le bizutage (CNCB), la pratique reste toujours ancrée dans les traditions de nombreux établissements d’enseignement. Chaque année, des centaines voire des milliers d’étudiants, mais aussi de lycéens, sont contraints, sous prétexte d’« intégration », de ramasser des déchets, de se déguiser, de s’exhiber et de subir contre leur gré toutes sortes d’actes humiliants et dégradants. « Dans mon école, nous avons dû ramasser par terre avec les dents des pièces de monnaie sur lesquelles les anciens avaient craché, se souvient une victime sur un forum en ligne. L’horreur ». Et il n’est pas rare que les soirées dérivent vers des actes à connotation sexuelle, vers des alcoolisations extrêmes voire vers des coups ou du harcèlement dont les conséquences peuvent s’avérer dramatiques.
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Encore trop d’idées reçues
Si le bizutage est toujours aussi présent, c’est parce qu’il fait encore l’objet de nombreuses idées reçues. Trop souvent, les organisateurs des soirées d’intégration pensent que les faits qu’ils infligent à leurs camarades ne sont « pas si graves ». A leurs yeux, il ne s’agit même pas de bizutage puisque, affirment-ils, les victimes ont le choix de participer ou non et même de quitter les lieux à tout moment s’ils le souhaitent. Et puis, si personne ne se plaint, c’est bien la preuve, selon eux, que leurs petits jeux sont anodins. C’est sans compter sur l’effet de groupe et la loi du silence qui empêchent la plupart des victimes de réagir. « Ils n’ont aucune idée de l’impact de leurs actes, explique la mère d’un lycéen. Mon fils a subi ce genre d’agissements pendant plusieurs mois. A force de culpabiliser et de garder tout pour lui, il en est venu à faire une tentative de suicide. Quant à moi, j’ai fait une dépression et j’ai fini par perdre mon emploi. Je ne sais pas si je pourrai continuer à financer ses études ». Le garçon a eu le courage de poursuivre son cursus dans le même établissement, mais nombreux sont ceux qui préfèrent, pour ne plus côtoyer leurs agresseurs, changer d’école quitte à abandonner leurs rêves de carrière.
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Des chefs d’établissement ferment les yeux
Les directeurs d’établissement ont aussi leur part de responsabilité. Nombre d’entre eux ont encore tendance à minimiser les faits, voire à fermer les yeux sur certains agissements pour ne pas ternir la réputation de leur école. Et quand ils prennent des mesures, elles se limitent souvent à des avertissements ou à des exclusions temporaires, peu dissuasives et en aucun cas à la hauteur de la faute commise. Le déni de certains chefs d’établissement est tel qu’en septembre 2012, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso a adressé une note aux présidents d’université et aux directeurs des grandes écoles afin de leur rappeler que la loi condamne aussi les personnes « qui ont contribué à créer la situation ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter ».
La ministre leur a rappelé leur obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de tels actes se produisent, notamment en les incitant à sensibiliser leurs élèves aux risques du bizutage et en se rapprochant des organisateurs des soirées d’intégration pour en connaître les modalités et éviter tout dérapage. Si certains ont pris la mesure de l’enjeu, ce n’est pas le cas de tous.
De leur côté, les étudiants conviés à un week-end d’intégration ne doivent pas hésiter à se renseigner à l’avance sur le lieu et le déroulement des « festivités ». Ils doivent aussi s’assurer qu’ils pourront à tout moment communiquer avec l’extérieur et refuser de participer à tel ou tel jeu s’ils le souhaitent, sans peur de représailles. Ils ne doivent pas non plus avoir peur de se rebeller s’ils estiment que certains agissements ne sont pas acceptables ni hésiter à en parler à la direction de l’établissement, à leur famille ou à une association, voire à porter plainte.
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La sensibilisation reste indispensable
Si elle est nécessaire en cas de faits graves, la réponse pénale n’est malheureusement pas toujours à la hauteur de l’enjeu. Une fois la plainte déposée, il faut généralement que les faits soient corroborés par d’autres victimes qui acceptent de parler, ce qui n’est pas toujours le cas. Et quand l’enquête aboutit, c’est souvent au bout de plusieurs années. Entre temps, les bizuteurs ont quitté l’établissement. Ils ont même souvent fondé une famille et décroché un emploi. Autant d’éléments qui incitent les magistrats à adoucir les peines, quitte à les rendre moins dissuasives.
La lutte contre le bizutage passe donc avant tout par des actes de prévention. Créé en 1997, le Comité national contre le bizutage (CNCB) met à la disposition des établissements des plaquettes et des affiches « En finir avec le bizutage ». Des bénévoles sont disponibles pour écouter les victimes, répondre par téléphone aux interrogations de leurs parents et les conseiller sur la conduite à tenir. Le CNCB se donne aussi pour mission de sensibiliser l’opinion publique en intervenant dans les médias ou directement auprès des étudiants et des personnels d’encadrement à la demande des chefs d’établissement, avec un objectif : faire disparaître à tout jamais cette tradition qui n’aurait jamais dû exister.
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POINT DE VUE

Marie-France Henry, (ancienne responsable de Peep-Sup), présidente du Comité national contre le bizutage (CNCB)

« Même si elle n’a pas permis d’éradiquer le bizutage, la loi de 1998 a le mérite d’avoir fait évoluer les mentalités. Il ne reste plus grand monde pour penser que le bizutage est une tradition bénéfique à l’intégration et à la construction des individus. Les victimes hésitent de moins en moins à parler de ce qu’elles ont vécu et à porter plainte. Quant aux parents, ils sont nombreux à être inquiets et à prendre contact avec nous parce que leur enfant doit participer à un week-end d’intégration. Et c’est tant mieux, car le bizutage ne fait qu’entretenir l’intolérance et le non-respect de l’autre. Il n’existe pas de bizutage « gentil » ou « bon enfant ». Le fait de vendre du papier toilette dans la rue affublé d’un déguisement ridicule peut paraître anodin, mais dès lors qu’il y a obligation naît une forme d’humiliation et de soumission contraire à l’égalité de droit des citoyens. On constate de plus en plus que des bureaux d’élèves pensent faire taire les critiques en organisant des manifestations à vocation humanitaire, environnementale ou sportive. L’intention est bonne à condition que tout le monde soit traité sur un pied d’égalité. Dès lors qu’un groupe d’élèves est chargé des basses besognes pendant que les autres regardent ou dirigent, il s’agit de bizutage et ce n’est pas acceptable. Cette forme de soumission n’a plus aucune raison d’exister et les chefs d’établissement ont un rôle important à jouer en prenant des mesures sévères pour prévenir les actes de bizutage et en sanctionnant de manière rapide et exemplaire les auteurs. »

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REPERES

Ce que dit la loi

L’article 225-16-1 du Code pénal introduit par la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 stipule que « le fait d’amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire et socio-éducatif est puni de 6 mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ».

Cette peine peut être alourdie lorsque les faits sont commis sur une personne vulnérable (art.225-16-2). Les personnes morales (établissements, associations…) peuvent également être condamnées (art.225-16-3).

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TEMOIGNAGE

Laurence, maman d’un adolescent victime de bizutage

« Mon fils a été victime d’actes répétés à caractère sexuel alors qu’il était dans un établissement formant les futurs sportifs de haut niveau. Il n’avait que 13 ans et demi. Je me rendais compte qu’il n’allait pas bien, mais il ne nous disait rien. Il lui a fallu plusieurs mois avant qu’il nous raconte ce qu’il subissait. D’un coup, le ciel m’est tombé sur la tête. J’ai pris contact avec le CNCB puis j’ai rencontré le directeur de l’école qui a mis en doute la parole de mon fils. Son témoignage était pourtant tellement précis qu’il ne pouvait pas l’avoir inventé. L’auteur des faits a finalement terminé sa formation sans être inquiété. Sur le moment, mon mari et moi avons préféré ne pas aller plus loin. Nous pensions que c’était la meilleure solution pour protéger mon fils et lui permettre de continuer ses études. Finalement, il a brutalement mis un terme à son rêve de devenir sportif professionnel alors qu’il venait d’être admis dans un centre de formation. Avec le recul, je sais que nous avons eu tort et je m’en veux. Nous aurions dû porter plainte. Je suis certaine que cela l’aurait aidé à se reconstruire »

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